"Ô lac, l'année à peine a fini sa carrière Et près des flots chéris Qu'elle devait revoir..." C'est terrible, j' peux pas continuer c' poème tellement... Tellement ça m' prend aux tripes là Celui qui a écrit ça, il s'appelait Alfred C'était un poète Parce que, vous savez, les poètes, ils s'adressent aux choses comme si c'était des gens "Ô lac" qu'il dit Allez-vous, commun des mortels, parler à un lac ? On va vous prendre pour un louf, pour un maf, pour un maboule, un trois-quarts d' sot ! Mais les poètes, ils peuvent faire ça Ils ont la permission "Ô lac, l'année à peine a fini sa carrière" Quel rythme là-dedans, on dirait du rock ! Attention, hein, quand il dit "L'année a fini sa carrière" Il ne veut pas parler d'une carrière de pierre de France, d'Écaussine ou de Gobertange Il veut simplement dire que l'année est terminée, enfin Mais s'il avait dit "L'année est terminée" Mais ça aurait été plat, n'est-ce-pas Toute la poésie aurait foutu l' camp "Ô lac, l'année à peine a fini sa carrière Et près des flots chéris qu'elle devait... qu'elle devait revoir" Ici, on s' rend compte qu'il y a quelque chose qui n' va plus Que l' ménage allait sur une fesse, qu'elle lui a renvoyé ses lettres Et qu'il est tout seul Et il traduit si bien cette solitude dans ses vers "Regarde, je viens seul m'asseoir sur cette pierre où tu la vis s'asseoir" Il a une mémoire, ce garçon-là ! Une mémoire d'éléphant Il se souvient exactement de l'endroit... où était la pierre Il ne nous dit pas si elle était ronde, carrée ou rectangulaire Vous savez pourquoi ? C'est pour nous faire rêver C'est pour nous faire rêver à la forme... de la pierre Mais ké mestî ! * "Ô lac, l'année à peine a fini sa carrière" Remarquez bien : il s'adresse toujours, toujours, toujours, que c'en est obsédant, Il s'adresse toujours, toujours au lac C'est un interlocuteur social valable : il ne répond jamais ! Je ne sais plus au bord de quel lac c'était, savez-vous C'était peut-être au bord du lac des Quatre Cantons Ou bien le lac de Virelles ou bien le lac de Bambois Mais ce n'est pas la position géographique du lac qui est importante Ici, c' qui est important, c'est c' qu'Alfred a ressenti Devant cette dame qui était, semble-t-il, la plus belle du monde D'ailleurs, il n' la décrit pas On a raison de dire que quand il y a une belle betterave, c'est toujours pour un laid cochon, hein ! Et puis, il faut vous imaginer comment c'était à c' temps-là La nature avait encore toute sa majestuosité Pas d' pollution On pratiquait encore la polyculture dans la cadre de l'auto-suffisance L'eau du lac était claire comme ce n'est pas possible Vous lanciez une pièce, un euro Et vous le regardiez descendre jusqu'au fond, comme un noyé pensif Les oiseaux étaient abondants, abondants, abondants ! "Ô lac, l'année à peine a fini sa carrière" Remarquez bien, il aurait pu dire des choses beaucoup plus banales Par exemple "Il neige sur le Lac Majeur, j'ai tout oublié du bonheur" Non ! Attention, c' t un poète ce garçon-là ! "Un soir, t'en souvient-il, nous voguions en silence On n'entendait au loin sur l'onde et sous les cieux Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence Flotch ! Flotch !... les flots harmonieux" Je ne sais plus au bord de quel lac c'était Mais, bien sincèrement, là, entre quatre-z-yeux, barbe à barbe Que ce soit au bord d'un lac suisse, français ou italien ou belge enfin En l'occurrence, ce n'est quand même pas ça l' plus important C' qui est l' plus important, c'est c' qu'Alfred a ressenti C' qu'Alfred a voulu dire, c' qu'Alfred a voulu traduire en poésie C' qu'Alfred a voulu dire avec tous les mots qu'il avait appris dans l' dictionnaire "Larousse pour tous" doré sur tranche, en vente dans toutes les librairies de Belgique et de France, dans l' dictionnaire "Robert", dans l' dictionnaire "Littré" [soupir] Barbara vient d' me dire que je m' suis trompé depuis l' début d' mon explication d' poème Ce n'est pas Alfred qu'il s'appelait, c'est Alphonse ! Bah, ça n' fait rien, ça n'a pas d'importance... * ké mestî ! : wallon = Quel métier !